Nos amis sont comme un miroir qui enrichit notre propre image. Quand, à la suite d’un mensonge ou d’une trahison, il se brise, la blessure narcissique est immense. Du temps, un retour sur soi et sur l’autre sont nécessaires au pardon. Mais il est possible aussi que celui-ci ne survienne pas…
Parfois, il suffit d’un silence, d’un regard d’incompréhension ou même d’un mot pour signer la fin d’une amitié. Pour Théo, 37 ans, ce fut ce « bonnes vacances » lancé par Julie, proche depuis douze ans, alors qu’il venait de lui annoncer la mort de son chien et compagnon de vie. « À ses yeux, c’était un objet qui tombait en panne. Aux miens, c’était un deuil. Non seulement elle n’a montré aucune empathie, mais elle a ainsi révélé à quel point elle ne me connaissait pas et méprisait mon attachement à cet animal. » Pour d’autres, la trahison prendra le visage de l’ami qui n’est pas venu lorsqu’ils avaient besoin de soutien, de celle qui a séduit son compagnon, de celui qui a menti ou révélé un secret…« La trahison est bien plus violente qu’une simple déception, éclaire Valérie Blanco, psychanalyste. Trahir signifie manquer de foi envers quelqu’un, ne pas être fidèle à une parole donnée. Or, la parole de l’autre nous dit qui nous sommes, nous donne une place dans le monde. » La trahison atteint notre identité d’autant plus fortement qu’elle touche l’amitié, qui nous donne dès l’enfance un étayage narcissique indispensable. Non seulement l’amitié nous confirme que nous existons, puisque nous comptons pour quelqu’un, mais elle nous prouve aussi ce dont nous ne sommes jamais assurés : que nous sommes aimables. « Comme tout mouvement d’amour, elle est faite d’un aller-retour : je m’aime à travers l’autre, j’aime qu’il m’aime et qu’il me renvoie une belle image de moi, développe la psychanalyste. Selon Lacan, l’amitié repose en outre sur un rapport du pareil au même. Nous sommes amis avec celui ou celle qui nous ressemble, un alter ego. L’autre est un miroir, un double idéal, où je reconnais ma propre image. » La psychanalyste Nicole Fabre ajoute : « Ce regard sur nous est nourrissant, réconfortant, il enrichit l’image que nous avons de nous-mêmes. Plus que celui de nos parents, puisque l’ami ne nous est pas donné : nous l’avons conquis. »
Les trahisons
Si nous en croyons Aristote, l’ami est aussi celui qui nous rend meilleurs, qui nous permet de développer des talents ou des qualités jusque-là insoupçonnés. Lorsque le miroir se brise, nous avons l’impression de perdre un peu de nous-mêmes. Hélène, 37 ans, a ainsi vécu une forte amitié de dix ans avec une femme, son ancienne mentor : « J’étais stagiaire, de six ans sa cadette. Son aura me fascinait. J’avais besoin d’être rassurée, soutenue, reconnue. Elle m’a apporté cela. Petit à petit, nous sommes devenues intimes et complices intellectuellement. Ensemble, nous avions plein d’idées, nous avons écrit des livres, créé une entreprise. Lorsqu’elle m’a trahie, je me suis effondrée : je me sentais nulle, je n’avais pas été à la hauteur de nos projets, j’avais démérité. » La blessure narcissique de la trahison amicale est alors si profonde, si violente, qu’elle impose un premier temps de retour à soi afin d’y voir plus clair. Seul, avec l’aide de son entourage ou d’un thérapeute. « Surtout, ne pas se précipiter à prétendre que ce n’est pas grave, que c’est oublié, immédiatement pardonné », avertit Nicole Fabre, car le refoulé pourrait ensuite resurgir à un moment inadapté. « Je crois bon de prendre son temps, de respecter la profondeur de notre souffrance, de notre colère, de notre regret », reprend-elle. De nous demander ce qui nous a blessés : est-ce la trahison de cet ami ? Ou est-ce aussi le fait qu’elle s’ajoute à d’autres, vécues en famille ou avec des proches ?
Le pardon
Loin de minorer l’événement présent, il s’agit au contraire de reconnaître nos failles pour ensuite demander à l’autre de les respecter. « Le deuxième mouvement du pardon demande beaucoup de courage », poursuit Nicole Fabre. C’est le moment de dire que nous nous sentons trahis. Pour la psychanalyste, « il est indispensable d’oser faire reproche à l’autre. De nommer la faute, de dire sa douleur. Car alors nous rétablissons un dialogue ». C’est ce qui permet ensuite l’éventuel troisième mouvement du pardon : le dépassement de la trahison, ensemble. Une étape qui n’est pas systématique : nous pouvons aussi constater, si l’autre nie notre souffrance, que l’amitié est révolue ou que nous nous étions trompés sur lui et sur les sentiments partagés. À l’inverse, il peut dissiper un éventuel malentendu ou faire part de ses remords. S’il a entendu notre fragilité, la nécessité qu’il fasse attention à nous, nous pouvons alors reprendre le chemin ensemble. « Dans les deux cas, la parole partagée remet du mouvement vers l’avenir. Tandis que, lorsque nous restons sur la faute impardonnable, nous sommes figés dans le passé, paralysés », explique Nicole Fabre. Impossible alors de se projeter dans de nouvelles amitiés. « Depuis cette trahison, je prends mes distances avec les inconnus, je me méfie. Je ne parviens plus à me faire d’amis », reconnaît Angélique, 27 ans, échaudée.
Après une telle trahison, nous nous rappelons tout à coup comme la relation amicale nous renforce et nous fragilise à la fois. « Comme dans tout lien à l’autre, elle rejoue la demande d’amour initiale faite à notre mère », éclaire Valérie Blanco. Avec, au fond, l’irrésistible envie de retrouver cette symbiose intriquée avec la menace d’abandon. « La trahison rejoue quelque chose de la scène œdipienne, lorsque nous nous apercevons que cet amour n’est pas exclusif », renchérit Didier Juston, psychanalyste et gestalt-thérapeute. Lorsqu’elle advient, nous nous en voulons d’y avoir cru. C’est un tort, selon Valérie Blanco, qui avance une idée paradoxale : « La trahison est inhérente à l’amitié lorsque celle-ci est seulement fondée sur le rapport du pareil au même. Elle est donc presque souhaitable. C’est l’aboutissement logique de la relation d’alter ego et c’est alors une saine séparation. Afin que l’amitié dure, il est en effet indispensable de sortir de ce jeu de miroirs et de cette fusion mortifère pour reconnaître à l’autre son altérité. » Comme l’amour, l’amitié est en effet faite d’idéalisation de l’autre, d’attentes qu’il comble mes manques. Comme en amour vient le temps du désenchantement, qui est aussi celui d’une plus grande authenticité de la relation.
En pardonnant, nous sortons ainsi d’une conception infantile de l’amitié. En acceptant l’autre dans toute sa différence, nous admettons que peuvent cohabiter, chez lui comme chez nous, des traits magnifiques et d’autres moins glorieux. Nous reconnaissons son humanité. Nous acceptons que notre ami soit faillible et sortons d’une perspective utilitariste qui serait de ne le considérer que par ce qu’il va nous apporter comme satisfactions. « Il a beau nous avoir déçus, nous avoir fait du mal, nous reconnaissons qu’il a de la valeur », rappelle Nicole Fabre. Ayant dépassé cette trahison ensemble, notre relation prend de la valeur et de l’épaisseur. « D’où l’importance de garder en mémoire, de ne jamais prétendre effacer ce qui fut et demeure la réalité. Cela fait partie de notre histoire », relève la psychanalyste. « J’ai compris que je ne pouvais reprocher éternellement ses insuffisances à Jean. Et que je ne voulais pas me passer de lui. Peu à peu, j’ai pardonné sa trahison… et, de son côté, je sais qu’il fait plus attention à moi », révèle Cathy, 33 ans.
Témoignages
Angélique, 27 ans,secrétaire
Je ne veux pas lui pardonner, elle m’a fait trop mal
« Je connaissais D. depuis huit ans ; c’était ma meilleure amie. Je voyais en elle une sœur. Je croyais que nous passerions notre vie côte à côte. Comme le célibat lui pesait, mon conjoint et moi lui avons consacré beaucoup de temps, souvent au détriment de notre couple. Nous partions en week-end avec elle, nous écourtions nos vacances pour la voir, nous dînions avec elle au moins deux fois par semaine… Je n’osais pas lui dire que c’était trop. Je n’aurais jamais dû m’investir autant. J’aurais dû poser des limites. Non seulement elle n’a pas vu tous les sacrifices faits pour elle, mais elle n’a pas été à la hauteur de ceux-ci. Quand elle est tombée amoureuse, j’étais heureuse pour elle. Mais son compagnon m’envoyait des méchancetés sans que jamais elle ne prenne ma défense. Je me suis sentie trahie. Puis elle m’a reproché d’être trop présente. J’ai déprimé. Je pleurais, je ne voulais plus sortir. J’ai vécu des ruptures sentimentales bien moins difficiles que cette rupture d’amitié ! Quelques mois plus tard, elle est revenue, me disant qu’elle avait besoin de moi, mais c’était terminé : je n’avais plus confiance en elle. Cela fait cinq ans et je suis toujours blessée. Depuis, nous avons toutes les deux eu un enfant, et je regrette que nous n’ayons pas vécu notre grossesse ensemble. J’aurais aimé qu’elle fasse référence de tante. Mais je ne veux pas lui pardonner ni reprendre contact avec elle. Elle m’a fait trop de mal. »
Armelle, 45 ans, sans emploi
Un jour, j’ai réalisé que je ne leur en voulais plus
« J’ai rencontré Isabelle et Sébastien en 2009, alors que je traversais une période difficile. J’avais un métier précaire, je divorçais. Ils m’ont proposé de venir m’installer près de leur village, à cinq cents kilomètres de chez moi. J’avais pour passion un métier d’art : ils m’ont persuadée que j’avais du talent, que je travaillerais avec eux, qui étaient artistes. En 2012, je suis partie avec mes trois enfants, pleine d’idées, d’envies, d’espoir. Et avec la pensée que ma vie allait changer. Mais ils ne m’attendaient pas. Ils esquivaient mes questions, ne répondaient plus à mes appels. Ils soufflaient le chaud et le froid : un jour, j’étais extraordinaire ; le lendemain, je n’avais pas de talent, ou telle autre amie était plus sympathique, plus gaie. Ils me reprochaient d’être déprimée, me culpabilisaient. Petit à petit, j’ai perdu confiance en moi. Ils étaient aussi très intrusifs, me posaient des questions sur le patrimoine familial, sur ma vie. Grâce à l’aide d’une psychologue, j’ai pris du recul, compris qu’ils n’étaient pas fiables et sûrement manipulateurs. J’ai trop attendu d’eux ; et je leur ai trop donné. En 2013, j’ai dit calmement à Sébastien que j’avais été déçue par leur amitié, que je m’étais sentie trahie. Cela m’a permis de rentrer à Tours l’esprit tranquille. De temps en temps, j’ai Isabelle au téléphone, mais sa voix n’a plus la même résonance. J’écoute, je réponds, je ne me confie plus. D’amie, elle est devenue une connaissance. J’ai repris ma vie en main, retrouvé mes vraies amies, le plaisir des relations sincères, et j’ai réalisé un jour que je ne leur en voulais plus. Je leur avais pardonné. J’ai même envie de les remercier : grâce à eux, j’ai compris ce qu’était la véritable amitié et la valeur qu’elle avait. »
Soucre : http://www.psychologies.com
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